mercredi 13 juin 2007

sur le scrutin majoritaire

Le scrutin majoritaire n’a pas bonne presse. Ceux-là mêmes qui croient y voir l’assurance de leurs indemnités parlementaires rechignent un peu à s’en avouer clairement les défenseurs ; au point qu’il n’est peut-être plus personne pour ne pas déplorer, fusse même du bout des lèvres et comme payant leur obole à l’esprit du temps, les travers non démocratiques d’un tel scrutin. La proportionnelle ressurgit alors, miraculeusement parée de toutes les vertus de la représentativité, du pluralisme et de la modernité démocratique. D’ailleurs les autres pays européens l’ont adoptée. C’est bien qu’il n’est pas de question à se poser ; tout le monde sait que la vie politique en France est complètement archaïque.

Une fois admis la vanité du scrutin majoritaire, il resterait donc seulement à forcer les procrastinations du pouvoir par quelques obstinés mouvements d’opinion, et à déterminer la bonne proportion de proportionnelle pour que la nouvelle cuisine parlementaire soit démocratiquement servie. De l’énergie et une batterie de constitutionnalistes, et on en finira prestement avec la vile tambouille politicienne.

Je me croyais ainsi tout prêt à passer à table ; mais voilà que réfléchissant sur le pluralisme et sur la représentation parlementaire je finis par perdre l’appétit. Je m’explique.

Je me disais en premier lieu que, s’il est inévitable que chacun ait des opinions politiques par le simple commerce continuel des idées, et par la nécessité qui est nôtre de penser d’après notre position et notre métier, il n’est certainement pas une telle pluralité d’opinions politiques qu’on le croit, avec une curieuse fierté. La plupart des hommes et des femmes veulent en effet la paix, la prospérité, l’impartialité dans l’administration des biens et des êtres, et en un mot la Justice. Cette convergence définit du reste bien nettement ce qu’est la volonté générale ; non le cumul ou l’intégration de volontés particulières que font seuls diverger l’humeur ou la position sociale, mais le fond commun à chaque volonté, et la voix de la Justice qu’il n’est pas difficile d’entendre lorsqu’on fait taire les passions. Si l’on doute de ce que le sens moral est un et sans mystère, qu’on se demande si on a jamais honoré nulle part le mensonge, la traîtrise, la corruption et la tyrannie. Sous ce rapport la voix du peuple et infaillible et souveraine dès qu’elle se borne à juger de la forme du gouvernement et de la pure justice, sans se mêler de l’art de gouverner. Mais, il est à l’inverse fréquent de donner à la lâcheté et à l’esclavage l’apparence de la liberté, en demandant au peuple d’admettre l’injustice au nom d’une justice future, et en somme, en voulant que la volonté générale gouverne par art. C’est en ce sens que la volonté générale, toujours une, peut errer lorsqu’on lui demande de calculer l’avenir. « L’injustice envers cet homme est de bonne politique car l’impartialité affaiblirait face à un terroriste ; l’insolente richesse est en réalité une chance pour le pauvre, car le riche consomme etc. » Ces discours sont de gouvernement, et de toutes époques. Par là, il n’est plus question de vouloir, mais seulement de gouverner ; il n’est plus question de Justice, mais d’efficacité ou d’à-propos. Par là l’exigence de justice importune.

Sans doute, le démocrate véritable s’en moque, car la démocratie suppose justement une persévérance dans la volonté générale : elle consiste à opposer, par pure volonté, la justice aux circonstances, la Raison à la raison d’Etat qui, elle, va au particulier, et s’achève toujours dans l’injustice. Aussi la liberté du peuple ne peut être garantie que si le discours de gouvernement se trouve constamment jugé, critiqué, repoussé par le blâme et le refus de suffrage. Cette liberté de juger, qui est volonté réelle, ne cesse alors de scandaliser les gouvernants de métier, qui prenne fatalement l’instinct de s’en prémunir en dénonçant l’incurie ou l’incompétence des électeurs. L’esprit républicain consiste à voir dans ce scandale du politique ramené au jugement de tous et de chacun, à la morale en somme, une nécessité vitale. On voit que l’idée est encore neuve.

Je me disais alors qu’un député devait être jugé sur sa capacité de résistance au gouvernement, sur sa puissance à ramener constamment l’entreprise gouvernementale au sens de sa fin, à braver le ridicule face aux compétences outragées et aux privilèges inquiets. Voilà comment la députation peut être conçue comme l’instrument de la volonté générale. Ce n’est en effet pas peu que de posséder la force d’exiger des comptes, et qu’enfin s’expliquent les ministres et les puissants, portés par nature à tenir la justice comme un obstacle aux « réformes », la loi comme une vue de l’esprit qu’il faut toujours adapter, et choses de cette nature. Il est de métier ici de considérer que le peuple n’y connaît rien, et qu’au fond ses exigences ne sont jamais que perturbatrices. Toute la question est alors de savoir si le parlement doit relayer ce préjugé. Car c’est entendu qu’il faut un gouvernement et une raison de métier qui pense chiffres, populations, conjonctures ; mais ce n’est là que moyen, service, « ministère », en vue d’une justice certes toujours idéale, mais qui par là même doit être voulue, et sert d’étalon continuel au bon sens populaire pour juger ceux qui gouverne. Nul n’a dit qu’un peuple pouvait être libre sans le vouloir et s’en donner la peine.

Je me disais donc qu’il est bon, dans cette perspective qu’un député bien nourri craigne l’électeur et qu’ainsi poussé par la menace de l’élection s’efforce quelque peu de faire valoir les principes et la justice, même au sein de l’hémicycle. Je voulais qu’il sauve sa place en rendant lui-même des comptes non sur l’ordre du monde, duquel on peut toujours se démêler par des arguments et des sophismes (« ah ma bonne dame, mais à l’heure de la mondialisation que voulez-vous, il faut bien donner aux riches sans quoi ils vont aller dépenser ailleurs… »), mais sur son propre courage et sa capacité de défiance sur laquelle il est malaisé de mentir. « Et cette commission d’enquête, monsieur le député, elle n’a donc pas publié ses conclusions ? Et ce dîner, monsieur le député, où l’on vous vit en si bonne compagnie, avec le ministre de la défense etc. ? » Certes, c’est mince, mais si on y réfléchissait, de telles mœurs électorales suffiraient à assainir quelque peu la vie politique sans ébrouer milles complications constitutionnelles où le peuple se fait en somme toujours prendre. En l’espèce qui ne voit que le mieux est ici l’ennemi du bien ? Il est bien simple en effet de renvoyer chez lui un député trop prompt aux courbettes face à l’exécutif ; tandis que lui demander la solution du problème humain est tellement irréaliste que cela le jette en dessous même de la probité.

Je vois en effet, comme tout le monde, qu’on veut que le député empêche chômage, vols et injustices de toutes sortes. Je vois qu’on préfère un argumentaire abscond et changeant à des marques assurées de défiance et d’indépendance. C’est qu’on se félicite d’élire une majorité de gouvernement. Comment s’étonner alors que la représentation nationale cultive la complaisance et la lâcheté ? On peste devant le mensonge et le peuple pris toujours pour un dupe, mais nous nous sommes voulus dupes d’abord en préférant défendre l’opinion contre la volonté générale. Rigoureusement, nous n’avons déjà que trop la culture d’une représentativité proportionnelle, c’est-à-dire la culture des partis et des malins de toutes sortes qui ne veulent pas du libre jugement, mais œuvre par séduction et identification.

En effet, la proportionnelle revient à redoubler des habitudes de suffrage déjà peu républicaine, je dois voter non pour un homme, dont il m’incombe de juger les faiblesses et le courage, mais pour un parti et son programme. L’homme importe moins que « les idées » comme on dit ; belles idées qui ne sont, en vérité souvent que des lieux communs ou des maximes de gouvernement, et le plus souvent la voix même de la raison d’Etat ! Enfin, je vote pour un parti, représentant mon « opinion » sur ce qu’il faudrait faire, et non afin d’exprimer mon attachement à des principes (la liberté, la fraternité) que les faits insolents nient sans cesse et qui n’existent alors que décrétés et soutenus par la volonté politique.

C’est donc qu’on me demande non où est la justice, mais que faire pour le déficit ou l’homme qui souffre ; voilà qui est pratique, car je n’ai pas à vouloir réellement, à exercer un pouvoir en sanctionnant les princes, il me suffit de déléguer à d’autres la peine de penser la vie publique, moyennant des honneurs et des habitudes qui les dispensent bientôt de réfléchir. Outre le fait que, ainsi posé, je ne comprends pas grand chose au problème politique, comme tout le monde, mes opinions changent, s’allègent en se pliant aux discours idéologiques (si je ne sais trop ce qu’est la richesse et la solidarité, je sais du moins que je suis « libéral » ou « socialiste », cela console), et se spécifient encore d’après mon métier, mon histoire, et tout ce qui me sépare de mon voisin. Car le comptable, l’ouvrier, le paysan, le professeur veulent tous la Justice, c’est entendu, mais ne savent pas plus comment la réaliser que le profane, voulant la santé, n’en est pour autant médecin. Et chacun se débrouille avec les idées qu’ils manient et connaît. Le premier demandera d’abord à gouverner d’après l’équilibre des comptes ; le second d’après l’équité dans les peines, car l’heure de chantier déforme ; le troisième d’après la production raisonnée, car il sait bien que la première des nécessités et de manger ; le dernier enfin voudra l’éducation car sans instruction le jugement et la liberté s’étiolent. Et ainsi de suite. Le pluralisme n’est donc pas un effet de la démocratie, qui va, en elle-même, toujours à l’unité de la volonté générale, sans délégation ni travestissement, mais bien sa dégradation dans le gouvernementalisme. Car ce qui nous sépare, ce sont ainsi non les fins de l’action publique, mais les moyens d’un art politique qui en réalité échappe à tous.

Je n’ignore certes pas qu’il est des espèces qui prétendent savoir comment réaliser la justice : la classe politique, assistée d’experts de toutes sortes, s’entend à définir la voie qui revient toujours, on l’a vu, à remettre à plus tard la simple équité en prévision d’un bonheur futur incertain. La première conclusion des experts, c’est qu’il est bon qu’il y ait des experts. De même, on a rarement vu un secrétaire d’Etat douter de la nécessité de son poste. Que le peuple rechigne, doute ou se moque et c’est que la plèbe succombe au populisme. On comprend par là l’impatience du monde qui fait métier de politique à assurer son indépendance en refusant le jugement réel du suffrage. Quelle barbe tout de même d’avoir à rendre des comptes au peuple, cet ignorant ! Assurons-nous plutôt que son imagination soit ramenée là où nous sommes, et qu’il convienne enfin qu’on l’entend mieux lorsqu’on lui dicte ce qu’il doit penser, et qu’il réfléchit d’autant mieux qu’on lui définit d’avance les termes du débat.

Je me disais donc que, loin de réformer l’oppression naturelle du gouvernement à l’endroit d’un peuple qui lui sera toujours importun, la proportionnelle ne ferait qu’accroître ces vices du parlementarisme aveugle, en donnant toujours davantage la parole aux sophistes de l’art politique, égarant le jugement de la volonté générale dans les méandres de défauts trop évidents et trop particuliers. Veut-on donc accentuer le règne des partis ? Je vois par exemple qu’on peut débattre sans trêve des taux de prélèvements, et chacun aura sans doute raison à sa manière, comme le comptable et l’ouvrier ont leurs raisons ; en est-on mieux pour faire des délégués comptable et des délégués ouvriers ? Suppose-t-on qu’on décide en un sens davantage d’un taux de crédit que du temps qu’il fera ? Par ce préjugé gouvernemental, qui prétend la sphère politique artificielle et sans nécessité propre, on en revient surtout à affirmer que tout est affaire de volonté et donc de pouvoir. Loin de rendre comptable le gouvernement, on en pose encore plus l’incontournable nécessité. Derrière la proportionnelle, il y a le redoublement du discours d’Etat : il faut un maître au peuple. Je comprends que les maîtres le pensent, mais les autres ?

On dira peut-être alors que nous ne voulons, en effet, pas de députés qui décident, en validant les actes du gouvernement, mais d’un parlement qui discute et débat d’économie politique. D’où vient qu’il faut être élu pour penser et débattre ? D’où vient que l’Etat a à absorber l’intelligence et les lumières communes ? Instituer le parlement comme lieu de réflexion et non de surveillance, revient surtout à dire qu’il est bon de discuter, encore mieux lorsque cela revient à financer des missions et des secrétariats d’état et enfin tous les prestiges des charges publics, plutôt que de gérer humblement la maison commune sous l’œil vigilant d’un peuple obtus. Certes ce dernier ne se pique pas d’expertise économique, mais il n’entend pas admettre qu’il soit bon pour lui que le peuple souffre ou qu’on lui mente au nom de théories qui, émanant d’hommes intéressés à le tromper, voudraient dans le même temps qu’on les juge impartiales. « Pour pouvoir se borner à conseiller, disait Auguste Comte, l’esprit ne doit régner par rien, pas même par l’argent. » Alors par le suffrage ?

Il est au fond très simple de savoir si un homme appartient de cœur au peuple ; il suffit de regarder s’il place le discours des partis au dessus de la morale commune. On reconnaît à cela bien facilement un ennemi qui n’a de raisons que pour prouver que la Raison a tort. Avec la proportionnelle, on pourra donc donner l’espoir à n’importe qui de trahir son métier, son esprit, et le peuple enfin, afin de parvenir à des responsabilités. Le parti des employés de bureau à l’assemblée, c’est autant d’employés qui se font députés, et on imagine ce qu’ils penseront alors de leurs anciens collègues. Dans ces perspectives, on apprend vite à mépriser l’électeur ou le pékin qui fait encore son travail.

Pour finir, imaginons cette proportionnelle votée, et dépassons même la question politique et donnons-nous des quotas ethniques, sexuels, régionaux, sociaux à l’assemblée. Offrons nous le nec plus ultra de la diversité, du pluralisme et de la représentativité, sans plus solliciter l’indépendance de jugement de l’électeur. J’aurai la chance d’avoir à l’assemblée un gras député « qui me ressemble » parce qu’il relaie des opinions gouvernementales que je n’ai guère (ayant un travail, j’avoue ne penser que très rarement à la question de la dette et au PIB), ou parce qu’il incarne un trait inessentiel de ma personne ; député qui m’expliquera que je dois me taire et faire mon métier de « citoyen » en me pliant périodiquement au jeu des couleurs dès lors que j’ai toutes les raisons de penser qu’il s’occupe de ce que je pense. D’ailleurs le vote en est simplifié : il suffit aux femmes de voter pour les femmes, aux maçons pour le parti des maçons etc. Vous aimez les arbres ? Votez pour le parti de la verdure ! Tout le monde y gagne, il devient plus aisé de voter, et plus aisé d’être élu ; chacun son boulot en somme, et circulons. C’est à croire qu’on est plus libre lorsque les maîtres affectent les habits et les opinions des valets.

Le plaisant de l’affaire c’est enfin que le scrutin proportionnel systématisera en quelque sorte le parachutage, c’est-à-dire le choix du parti plutôt que d’un homme, en sorte que l’élection d’un député dépendra ici encore davantage de ses manœuvres au sein même du parti afin d’être en place éligible, plutôt que d’une probité évaluable par l’opinion publique. Bel avenir pour la sauvage loterie de l’investiture. En fait de pluralité, on renforce ainsi la séparation entre le discours de la raison d’Etat et la volonté générale ; veut-on donc que l’homme de parti dévore totalement l’homme, dans le député, quand on peine déjà à le discerner pour avoir trop longtemps joué le jeu de la « diversité » des opinions ? Le scrutin majoritaire demeure encore le seul qui permette de placer un peu l’individualité, et donc la liberté, du député au cœur de la balance. C’est une garantie contre l’esprit de parti pour peu que l’électeur s’entende à voter réellement, et non comme une machine.

Alors citoyens qui réclamaient la proportionnelle, et méditaient des réformes constitutionnelles, songez que vous pouvez très simplement pallier aux vices du scrutin majoritaire, en vous aveuglant sur les partis, et en jugeant droitement les hommes. Et plutôt que de vous plaindre de vous faire manger sur le dos par vos élus, songez que rien ne vous oblige à tenir pour vrai des discours que nul n’entend ni ne juge, mais que le bon sens peut et doit être souverain dès qu’il ose s’exprimer. Cela fera, comme il arrive parfois, un beau spectacle que de voir parmi le peuple un tel mouvement d’incrédulité.

Mais je rêve. Et rassurons-nous, les médecins de Molière de la raison d’Etat préparent déjà leurs sophismes et fourbissent leurs « argumentaires » pour prouver que je divague. Ainsi le pressentiment du ridicule anéantit la volonté en l’homme et lui fait préférer le discours de ses maîtres, contre l’évidence. C’est alors qu’il faudrait déjà commencer par tuer en soi le politique orgueilleux d’approbations et d’importance, pour se vouloir homme du peuple seulement, vertu que Rousseau, dans l'Emile, nomme, rigoureusement, citoyenneté.

lundi 28 mai 2007

sur l'ambition

Je vois bien des manières de comprendre l’ambition, comme d’entendre le bruit qu’elle fait partout dans le monde.

Tout travail veut d’abord perfectionnement, en ce sens l’ambition, au cœur de tous nos actes, nous est aussi naturelle et nécessaire que le mouvement et la respiration. Qui ne sent immédiatement la vérité de l’adage « ce que tu fais, fais le bien » ? Il n’est en effet pas de tâche si minime qui n’interroge son auteur et lui tient alors rigueur de ses imperfections. Un mauvais coloriage, un mur peint à la va-vite, un vêtement mal cousu, une équation bancale, un poème indigne ; tout cela fait scandale sans qu’on puisse murmurer contre. Il faut soit abandonner soit se remettre à l’ouvrage, car l’oeuvre nous juge, impitoyablement. De là une impatience qui explique l’instinct de perfectionnement, et veut alors silence et application, car s’énerver ne fait qu’outrer nos erreurs. Chaque homme apparaît alors comme ambitieux en son domaine propre, et aimera à se taire ainsi qu’à se soumettre aux lois de l’objet, c’est-à-dire à ce que demande le coloriage, la peinture, la maçonnerie, la couture, les mathématiques ou la poésie selon l’heure. Cette ambition là est silencieuse, nous l’avons dit : c’est que nos œuvres parlent d’elles-mêmes. De là, une modestie vraie en chaque génie véritable. Cette ambition est également inlassable, car chaque art comporte une perfection infinie que les grandes œuvres n’épuisent pas. Qui donc parlent et s’agitent ici ? Seulement les demi habiles qui, ayant renoncé en chemin à reprendre leur travail, bavardent alors sur tout plutôt que d’accepter les lois et les exigences de l’objet. Il y a ainsi des bavards de la peinture comme des bavards du béton. Vous en trouverez en tout qui, faute de n’avoir jamais excellé en rien, occupent désormais les estrades et les assemblées et prétendent donner des ordres au peuple qui travaille. Le commandement est le grand expédient de ceux qui ont échoué en tout.

Je vois ensuite une seconde ambition qui naît, non des nécessités portées par chaque action et chaque art, mais du cœur et de la conscience morale, et du constat précédent. L’artisan s’irrite de voir des médiocres discourir à tort et à travers. Il s’indigne également de ce que tant d’excellences silencieuses, tant de maîtres et de savants multiples, chacun silencieux et laborieux en son domaine, demeurent ignorés, méprisés tandis qu’on applaudit les jongleurs et les propre-à-rien. Le mouvement naturel est de révolte. Ainsi l’ami du peuple se lève et espère chasser les usurpateurs qui vivent du travail de tous sans autre ressource que leur langue et leurs traîtrises. Cette ambition de cœur n’est rien d’autre que le sens de la justice. Cette vertu du peuple tend toujours à aller contre les pouvoirs : elle veut qu’enfin chacun obtienne suivant ses mérites propres et suivant la loi des travaux et du monde. L’esprit véritablement démocratique ne veut alors pas de paroles, mais une capacité bien claire, semblable au beau poème, au mur bien fait et autre chose. Car la supériorité réelle ne m’humilie pas et se laisse admirer sans aucune bassesse ou avilissement. La guerre elle-même a longtemps pu être une pierre de touche assez nette de cette valeur, elle eut presque une valeur démocratique ; car face au danger, on ne peut feindre le courage ; et il y avait alors une certaine sagesse à donner le pouvoir aux plus courageux. Tuer correctement à l’épée un homme armée demande application et excellence. Mais qu’est-ce que le courage aux époques industrielles, où le meurtre s’exécute plus sûrement encore à dix mille pieds de son ennemi ? Julien Sorel, par l’exemple de Napoléon, nous explique cette confiance dans la vertu militaire, et ceci encore : l’ami du peuple veut croire que la justice se ne fera pas sans vertu, elle s’impatiente contre la foule des parvenus, elle brûle de dénoncer. Seulement la leçon du roman de Stendhal est édifiante. L’ambition de justice échoue immanquablement sous la coalition des lâches, la cabale des hypocrites. Sans doute Julien se promet-il, au séminaire, de jouer le jeu du monde : il se jure d’être un coquin afin de parvenir au pouvoir où enfin, il fera régner la justice, et où il rétablira pour de bon le grand peuple silencieux dans ses droits. Seulement à cette comédie, les âmes fieres abandonnent, percées par les milles bassesses de la peur, de l’envie, ou se corrompent peu à peu. Le masque finit par se confondre avec l’homme. En effet combien d’excellences de province se jurent-elles de ne conquérir les postes que pour honorer le peuple d’où elles s’extraient par leur mérites ? Croit-on qu’un ministre corrompu ne s’est pas, dans sa jeunesse, jeté dans la carrière par quelque mouvement généreux ? Triste histoire des élites qui, par essence, en viennent à se faire usurpatrices et s’empressent de mépriser le travail pour ne pas avoir à rougir d’elles-mêmes. « La trahison, nous dit Alain, est dans la nature du député. »

Je vois ainsi une dernière ambition, qui naît de tous les vices, et d’abord de la paresse. Cette ambition veut lâcheté, mensonge, orgueil et vanité. Comment progresse-t-elle, comment s’affirme-t-elle ? D’abord par une certaine rancœur contre les métiers, elle se fait homme de paroles : on dirait aujourd’hui communicant, on disait hier orateur, Or, là où la pensée vraie demande patience, méthode, la parole ne veut qu’approbation, Il faut donc se tourner vers les foules ; l’ambitieux fera des réunions et craindra la méditation solitaire. Avançons. Il est difficile d’expliquer, la persuasion réelle veut l’indifférence à la vérité. En tout ne miser que sur l’opinion et le préjugé, en cas de doute invoquer l’autorité des prêtres ou des experts. Mais enfin, les richesses, la superbe, le brillant, sont des arguments bien forts ; notre ambition s’approchera des puissants, et fera leur cours. Se constitue ainsi un marais d’arrivistes qui, inquiets et jaloux, recomptent sans cesse leurs avantages dans la course, et s’entretiennent dans la conviction qu’il n’y a rien de plus élevé que leurs aventures de couloirs. On trouve bien des journalistes pour se passionner et tisser en épopées ces vaudevilles dérisoires… En tout chroniqueur n’y a-t-il pas un historien raté qui se venge de son absence d’intelligence et de méthode en exaltant l’urgence, l’actuel et la nouveauté ? Ne faut-il pas brûler l’effigie de celle qui nous a éconduit ? Je brosse à gros traits, encore une fois, ne discutons pas des exceptions. C’est bien assez d’admirer comme un prodige les députés qui ne trahissent qu’à moitié, ou les éminences qui écoutent plus d’une minute un homme qui sait son métier.

Voilà donc l’ambition qui s’agite en tout lieu, et roule toutes les injustices. Non instinct de perfectionnement, non esprit de justice, mais toujours scories des assemblées et passions démocratiques. Mais qui entendrait-on d’autres ? Les hommes de l’art, les hommes du peuple, sont occupés à leurs œuvres, ils font leurs miracles dans leur coin, et n’ont guère le temps de penser au bien commun. Par suite les demi idées d’un peuple de bavards les abusent. Quant aux hommes de cœur, ils sont écartés ou séduits ; le cynisme est la première politesse du diplômé. Dans ces conditions, il faut alors bien trop tendre l’oreille pour entendre une parole de justice dans une assemblée quelconque. Julien Sorel n’a pas fini son discours, au tribunal, que sa tête roule aux pieds du bourreau. Ce qui reste, c’est ce qu’on voit et entend.

Mais que le peuple laborieux, seulement instruit, cesse de se laisser prendre aux arguties des pouvoirs, qu’il cesse de rougir de ses vertus devant les acrobaties d’un peuple de littérateurs débauchés, et l’on verra ce que peut l’intelligence pour modérer la puissance. Car l’instruction désintéressée du peuple peut tout. C’est bien ce que les pouvoirs savent et craignent, en remettant toujours à plus tard la nécessité d’instruire.

dimanche 20 mai 2007

Voilà, le blog est en ligne. C'est l'occasion de me forcer à écrire quelques unes des idées qui me passent par la tête et de sortir un peu de l'informe. Rien de moins et rien de plus que les détours d'une discipline, et un cahier d'exercice.