lundi 28 mai 2007

sur l'ambition

Je vois bien des manières de comprendre l’ambition, comme d’entendre le bruit qu’elle fait partout dans le monde.

Tout travail veut d’abord perfectionnement, en ce sens l’ambition, au cœur de tous nos actes, nous est aussi naturelle et nécessaire que le mouvement et la respiration. Qui ne sent immédiatement la vérité de l’adage « ce que tu fais, fais le bien » ? Il n’est en effet pas de tâche si minime qui n’interroge son auteur et lui tient alors rigueur de ses imperfections. Un mauvais coloriage, un mur peint à la va-vite, un vêtement mal cousu, une équation bancale, un poème indigne ; tout cela fait scandale sans qu’on puisse murmurer contre. Il faut soit abandonner soit se remettre à l’ouvrage, car l’oeuvre nous juge, impitoyablement. De là une impatience qui explique l’instinct de perfectionnement, et veut alors silence et application, car s’énerver ne fait qu’outrer nos erreurs. Chaque homme apparaît alors comme ambitieux en son domaine propre, et aimera à se taire ainsi qu’à se soumettre aux lois de l’objet, c’est-à-dire à ce que demande le coloriage, la peinture, la maçonnerie, la couture, les mathématiques ou la poésie selon l’heure. Cette ambition là est silencieuse, nous l’avons dit : c’est que nos œuvres parlent d’elles-mêmes. De là, une modestie vraie en chaque génie véritable. Cette ambition est également inlassable, car chaque art comporte une perfection infinie que les grandes œuvres n’épuisent pas. Qui donc parlent et s’agitent ici ? Seulement les demi habiles qui, ayant renoncé en chemin à reprendre leur travail, bavardent alors sur tout plutôt que d’accepter les lois et les exigences de l’objet. Il y a ainsi des bavards de la peinture comme des bavards du béton. Vous en trouverez en tout qui, faute de n’avoir jamais excellé en rien, occupent désormais les estrades et les assemblées et prétendent donner des ordres au peuple qui travaille. Le commandement est le grand expédient de ceux qui ont échoué en tout.

Je vois ensuite une seconde ambition qui naît, non des nécessités portées par chaque action et chaque art, mais du cœur et de la conscience morale, et du constat précédent. L’artisan s’irrite de voir des médiocres discourir à tort et à travers. Il s’indigne également de ce que tant d’excellences silencieuses, tant de maîtres et de savants multiples, chacun silencieux et laborieux en son domaine, demeurent ignorés, méprisés tandis qu’on applaudit les jongleurs et les propre-à-rien. Le mouvement naturel est de révolte. Ainsi l’ami du peuple se lève et espère chasser les usurpateurs qui vivent du travail de tous sans autre ressource que leur langue et leurs traîtrises. Cette ambition de cœur n’est rien d’autre que le sens de la justice. Cette vertu du peuple tend toujours à aller contre les pouvoirs : elle veut qu’enfin chacun obtienne suivant ses mérites propres et suivant la loi des travaux et du monde. L’esprit véritablement démocratique ne veut alors pas de paroles, mais une capacité bien claire, semblable au beau poème, au mur bien fait et autre chose. Car la supériorité réelle ne m’humilie pas et se laisse admirer sans aucune bassesse ou avilissement. La guerre elle-même a longtemps pu être une pierre de touche assez nette de cette valeur, elle eut presque une valeur démocratique ; car face au danger, on ne peut feindre le courage ; et il y avait alors une certaine sagesse à donner le pouvoir aux plus courageux. Tuer correctement à l’épée un homme armée demande application et excellence. Mais qu’est-ce que le courage aux époques industrielles, où le meurtre s’exécute plus sûrement encore à dix mille pieds de son ennemi ? Julien Sorel, par l’exemple de Napoléon, nous explique cette confiance dans la vertu militaire, et ceci encore : l’ami du peuple veut croire que la justice se ne fera pas sans vertu, elle s’impatiente contre la foule des parvenus, elle brûle de dénoncer. Seulement la leçon du roman de Stendhal est édifiante. L’ambition de justice échoue immanquablement sous la coalition des lâches, la cabale des hypocrites. Sans doute Julien se promet-il, au séminaire, de jouer le jeu du monde : il se jure d’être un coquin afin de parvenir au pouvoir où enfin, il fera régner la justice, et où il rétablira pour de bon le grand peuple silencieux dans ses droits. Seulement à cette comédie, les âmes fieres abandonnent, percées par les milles bassesses de la peur, de l’envie, ou se corrompent peu à peu. Le masque finit par se confondre avec l’homme. En effet combien d’excellences de province se jurent-elles de ne conquérir les postes que pour honorer le peuple d’où elles s’extraient par leur mérites ? Croit-on qu’un ministre corrompu ne s’est pas, dans sa jeunesse, jeté dans la carrière par quelque mouvement généreux ? Triste histoire des élites qui, par essence, en viennent à se faire usurpatrices et s’empressent de mépriser le travail pour ne pas avoir à rougir d’elles-mêmes. « La trahison, nous dit Alain, est dans la nature du député. »

Je vois ainsi une dernière ambition, qui naît de tous les vices, et d’abord de la paresse. Cette ambition veut lâcheté, mensonge, orgueil et vanité. Comment progresse-t-elle, comment s’affirme-t-elle ? D’abord par une certaine rancœur contre les métiers, elle se fait homme de paroles : on dirait aujourd’hui communicant, on disait hier orateur, Or, là où la pensée vraie demande patience, méthode, la parole ne veut qu’approbation, Il faut donc se tourner vers les foules ; l’ambitieux fera des réunions et craindra la méditation solitaire. Avançons. Il est difficile d’expliquer, la persuasion réelle veut l’indifférence à la vérité. En tout ne miser que sur l’opinion et le préjugé, en cas de doute invoquer l’autorité des prêtres ou des experts. Mais enfin, les richesses, la superbe, le brillant, sont des arguments bien forts ; notre ambition s’approchera des puissants, et fera leur cours. Se constitue ainsi un marais d’arrivistes qui, inquiets et jaloux, recomptent sans cesse leurs avantages dans la course, et s’entretiennent dans la conviction qu’il n’y a rien de plus élevé que leurs aventures de couloirs. On trouve bien des journalistes pour se passionner et tisser en épopées ces vaudevilles dérisoires… En tout chroniqueur n’y a-t-il pas un historien raté qui se venge de son absence d’intelligence et de méthode en exaltant l’urgence, l’actuel et la nouveauté ? Ne faut-il pas brûler l’effigie de celle qui nous a éconduit ? Je brosse à gros traits, encore une fois, ne discutons pas des exceptions. C’est bien assez d’admirer comme un prodige les députés qui ne trahissent qu’à moitié, ou les éminences qui écoutent plus d’une minute un homme qui sait son métier.

Voilà donc l’ambition qui s’agite en tout lieu, et roule toutes les injustices. Non instinct de perfectionnement, non esprit de justice, mais toujours scories des assemblées et passions démocratiques. Mais qui entendrait-on d’autres ? Les hommes de l’art, les hommes du peuple, sont occupés à leurs œuvres, ils font leurs miracles dans leur coin, et n’ont guère le temps de penser au bien commun. Par suite les demi idées d’un peuple de bavards les abusent. Quant aux hommes de cœur, ils sont écartés ou séduits ; le cynisme est la première politesse du diplômé. Dans ces conditions, il faut alors bien trop tendre l’oreille pour entendre une parole de justice dans une assemblée quelconque. Julien Sorel n’a pas fini son discours, au tribunal, que sa tête roule aux pieds du bourreau. Ce qui reste, c’est ce qu’on voit et entend.

Mais que le peuple laborieux, seulement instruit, cesse de se laisser prendre aux arguties des pouvoirs, qu’il cesse de rougir de ses vertus devant les acrobaties d’un peuple de littérateurs débauchés, et l’on verra ce que peut l’intelligence pour modérer la puissance. Car l’instruction désintéressée du peuple peut tout. C’est bien ce que les pouvoirs savent et craignent, en remettant toujours à plus tard la nécessité d’instruire.

1 commentaire:

une lectrice a dit…

merci pour ce bruit extrait du monde,
je vous ai lu d'un trait,
si l'instinct de perfectionnement et l'esprit de justice pouvait nous protéger contre les faux passionnés,
je tend l'oreille et attend la suite,
n'espérant jamais devoir jouer Mathilde...